Calligraphie, Éducation et Art
Art et Artistant avec Maître Rali Vasheghani Farahani:
Calligraphie, Éducation et Art
Après nous avoir initiés aux rudiments de la calligraphie puis de l’enluminure persanes, Maître VASHEGHANI, approfondit cet été pour Orient-Héritage la relation étroite qui existe en Iran entre calligraphie, éducation et art. A l’issue d’une conversation à bâtons rompus au milieu des ouvrages d’art de la Bibliothèque du Centre Culturel Iranien, il a revisité son parcours de calligraphe à l’aune de son amour pour la littérature.
Ce que nous lisons dans cet article:
1. Petit détour par Madjoun et Leila.
Madjoun et Leila ou Qais et Leila, est une histoire d’amour populaire d’origine arabe. Datant des Omeyyades, elle conte les péripéties du poète bédouin Qais ibn al-Moullawah avec sa cousine, Leila al-Amiriyya. Qais est poète, et lorsqu’il tombe amoureux de Leila qu’il rencontre pour la première fois à l’école, il se met à chanter à tous les vents son amour et son désir de vouloir l’épouser.
Mais chez les bédouins, ce sont les pères qui décident des mariages et leur autorité serait donc bafouée s’ils acceptaient cette union. Madjoun ne veut rien entendre et continue à clamer son amour dans ses poèmes si bien que la famille de Leila obtient du calife l’autorisation de tuer l’entêté. Curieux de cette incroyable insistance, le calife demande alors à voir Leila à laquelle il ne trouve pas grand intérêt vu qu’elle est maigre et brune de peau. Il interroge Madjoun qui ne se renie pas: “ Mes yeux voient sa beauté et je ne peux en aimer d’autre qu’elle”.
Devant cette constance, sa famille propose d’échanger la jeune femme contre cinquante chamelles, mais la famille de Leila s’y refuse et lui préfère un autre époux. Madjoun en devient fou, s’isole avec les bêtes sauvages dans le désert où il finit par mourir.
Ecrite et réécrite au fil des siècles dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la version la plus célèbre de cette histoire est celle qu’en fait au douzième siècle, le célèbre poète Nizami que le temps venu, Shakespeare, qui en prendra connaissance, transformera lui-même en Roméo et Juliette. Cette histoire est un des piliers fondateurs de la littérature persane, et si en Iran tout le monde la connait, c’est car une grande partie du fonctionnement de la société s’y reflète autant qu’elle s’y modèle. Et l’enluminure que nous avons choisie en exergue de ce texte consacré à l’éducation prend tout son sens, car elle montre autour des deux jeunes héros un groupe d’enfants qui, sous la férule de leur maître, apprennent à lire et à écrire dans un intérieur évoquant celui d’une madrasa.
Les artistes iraniens – peintres et enlumineurs, ont pris prétexte de cette scène littéraire pour évoquer les arts du livre, et par-delà eux la dimension spirituelle des maîtres calligraphes. On voit par exemple sur une des illustrations de ce même texte de Leila et Madjoun des planches servant à expliquer comment on trace les lettres de l’alphabet, des feuillets isolés et des manuscrits sur lesquels s’exercent les jeunes élèves, et enfin différentes sortes de livres et de reliures, des pupitres, des encriers et des calames. On y montre aussi la préparation du papier, et son lissage nécessaire au travail du copiste, bref ces enluminures sont aussi illustratives que pédagogiques. Elles mettent en lumière la double signification que possède le texte de Nizami: c’est à l’école que les jeunes héros se rencontrent, et la première discipline qu’ils apprennent n’est autre que la calligraphie.
Littérature et Éducation
-“La littérature et la poésie reflètent sinon la réalité mais un idéal de société. Au fil des siècles, sa transmission par la reproduction et la copie calligraphiée va permettre au plus grand nombre de se l’approprier pour le faire sien, d’où l’importance que peut aujourd’hui encore posséder cette littérature aux yeux des iraniens. Vous allez dans certains villages reculés du Centre de l’Iran, vous rencontrez de vieilles personnes, de vieilles dames, de vieux messieurs, et bien ils vous parlent en poésie. Vous leur posez une question simple, et ils vous répondent en poésie !!! En général partout, lorsque vous écoutez les gens discuter entre eux, vous retrouvez dans leurs gestuelles comme dans leurs intonations quelque chose de littéraire. Plus encore, de poétique. Notamment dès qu’il s’agit d’exprimer des sentiments ou des émotions. La poésie reste donc un puissant medium de transmission. Un autre exemple, personnel celui-là: une de mes amies à récemment perdu son père. Et c’est en lui citant un distique du poète Sâadi que j’ai pu lui transmettre mon affliction et qu’en retour, elle a pu en m’en citant un autre, m’exprimer au plus profond le caractère insondable de sa peine. Vous le voyez, la littérature est donc bien plus qu’un texte pour nous, elle reflète l’expérience humaine complexe que chacun peut éprouver.
Maître Rali Vasheghani attribue l’originalité de cette littérature au fait “qu’on y trouve en plus de la mathématique, de la philosophie, de la logique, de la politique, de l’éducation, de la pédagogie, et beaucoup d’autres choses…” et qu’elle ne s’est justement pas transmise au fil des siècles par l’école, mais par la récitation orale. Il me rappelle en effet que le système moderne d’éducation populaire a été instauré en Iran il y a moins de cent ans. “Si les écoles coraniques, les madrasas, existaient depuis le Moyen-Âge, c’est seulement vers ces années 1920, sous Reza Châh, que tous les enfants commencèrent à fréquenter l’école publique”. L’ensemble du territoire ne fut d’ailleurs pas couvert également: au départ seul le fut le Centre, puis vinrent les villes modernes comme Ispahan, Mashhad et Shiraz, et enfin toutes les autres. Dans les familles aisées, l’enseignement primaire pouvait aussi être aussi dispensé par un lettré qui prenait alors en charge l’instruction des plus jeunes, surtout lorsqu’il percevait chez l’un l’amorce d’un talent ou d’une prédisposition spéciale.
“- Autrefois, pendant six mois, les enfants travaillaient dans les champs, et les longues nuits d’hiver, ils se retrouvaient chez leur grand-père et celui-ci leur lisait le Shâhnâmeh, Le Livre des Rois. Ce pouvait aussi être la grand-mère, et ce pouvait alors être le Diwan de Sâadi, de Hafez ou de Rumi. Cette culture des répétitions existait systématiquement: c’est à mes yeux pourquoi la base de la littérature persane est une base très solide, et qu’à soixante-dix, quatre-vingt pour cent, existant toujours, cette culture est quasiment “génétique”!
-“ Chez moi, par contre, j’étais encore tout petit, j’avais peut-être à peine cinq ans lorsque mon grand-père m’invita à venir chez lui pour me raconter ce qu’il faisait à mon âge. Sa main tremblait et il ne pouvait déjà pratiquement plus former ses lettres, mais il commença à m’écrire quelque chose et m’encouragea à apprendre à mon tour la calligraphie “qui était un art vraiment sacré en Iran où celui qui écrit bien occupe une place particulière”. Dans la littérature persane nous avons justement aussi des poésies qui encouragent la famille à faire apprendre à ses enfants à bien écrire car “celui qui écrit bien a droit au respect des autres. Comme à l’époque, il y avait vraiment peu de monde instruit, ceux qui l’étaient constituaient une source de référence pour les autres: ils avaient accès à leurs secrets et pouvaient les aider à retranscrire leurs propres pensées, leurs sentiments et avaient ainsi droit au respect et à la reconnaissance de toute la communauté.”
“- Mon grand-père, lui, était une personnalité polyvalente et multidisciplinaire: il enseignait à la fois la logique, les mathématiques, la philosophie et même le commerce et les sciences sociales, mais chez lui, tout était englobé et classé sous l’étiquette “Littérature”. Prenez à présent quelqu’un comme Hafez: si vous lisez ses poésies, vous verrez immédiatement qu’il n’était pas une personnalité littéraire simple. A travers ses poèmes, on se rend compte qu’il connaissait bien la philosophie. Prenez Omar Khayyâm, vous verrez sans peine qu’il était un grand savant, un grand astrologue, un grand mathématicien et que sur la base des calculs auxquels il se livrait il était parfaitement capable de prédire ce qui allait se passer. Prenez Sâadi, regardez comment il analyse le monde, la vie sociale, et le rôle que joue selon lui la simple politesse! En effet pour lui, celle-ci est une extraordinaire composante de la vie sociale que chacun doit savoir utiliser à dessein. Lisez le “Jardin des Roses”: il y donne beaucoup de conseils destinés à être adaptés à la vie sociale. Non seulement cette littérature est riche, mais elle est fondatrice de notre culture et même de notre morale!”
La nouvelle calligraphie persane
Inséparable de la poésie, la calligraphie est d’une importance essentielle pour la transmission de la culture persane. Souvent sertie dans de luxueux encadrements enluminés, elle est un art vivant où l’émotion traverse sans cesse la beauté formelle.
“-En Iran, nous possédons un jeu bien particulier à base de poésie, le Moshaereh. Je lis une poésie de Hafez, qui se termine à la fin avec une lettre, par exemple la lettre “d”. Mon interlocuteur doit à son tour enchaîner et commencer une autre poésie commençant elle avec la lettre “d”. Et cette concurrence entre nous peut durer jusqu’à ce que l’un ou l’autre ne puisse plus continuer. Je me rappelle mon père, tout blagueur avec moi me disant:
–“ Venez mon fils, nous allons faire un Moshaereh.”.
Je prétendais connaître beaucoup de poésie car j’avais fait de longues études universitaires. On commençait donc et je vous jure qu’après cinq minutes de compétition et de concurrence, moi, je n’avais récité qu’un ou deux vers selon les lettres qu’il avait proposé, “a”,”b”,”c” et lui il avait déjà récité les deux–trois pages d’un livre, quoi! Moi, je n’avais plus qu’à dire OK, je m’inclinais…”
Si la poésie et sa transmission restent bien vivantes, la calligraphie le demeure autant, mais elle, elle ne cesse d’évoluer. Depuis quelques décennies on en a vu apparaître une nouvelle qui mélange une calligraphie et une phrase spécifique en créant une forme esthétique neuve. Ici ce n’est ni la calligraphie ni la poésie qui fascinent, mais la forme qui attire: formes et matières sont mélangées pour faire jaillir une nouvelle forme d’expression. La direction de chaque ligne, la trajectoire de chaque trait, le parcours de chaque étirement et la destination de chaque fragment sur le papier contribuent à l’équilibre imparfait entre le souffle et la technique, l’ordre et le désordre, l’obéissance et la rébellion. Ces oscillations permanentes démontrent l’évolution de la pratique calligraphique en tant qu’art vivant mais aussi le va-et-vient entre calligraphie classique et calligraphie contemporaine. Dans les années 1950-60, ce style de peinture moderne nommé Naghâshi-katt (peinture-calligraphie) fut créé par certains peintres et calligraphes iraniens pour être ensuite diffusé dans les pays voisins. On peut le définir comme une fusion entre l‘art pictural et calligraphique. Ce style fait désormais partie du paysage de l’art contemporain iranien, on l’utilise aussi bien sur la toile que sur un mur ou en superposant les mots d’une phrase ou d’une poésie de manière à occuper le moins d’espace possible.
Maitre Rali Vasheghani qui est également artiste peintre pratique lui-même cette forme.
“-Cette peinture est par exemple une libre adaptation d’une poésie libre de Sohrab Sepehri calligraphiée en “Naghashi Khat” et qui signifie “ Je jure au nom de la bulle d’eau assise au bord du ruisseau que le chagrin et la tristesse auront le même sort qu’elle et finiront par disparaître”
En conclusion, cette plasticité de la calligraphie persane s’explique par l’existence de l’art calligraphique par et pour lui-même qui ne se résume plus à une pratique au service d’un écrit littéraire. Il incarne une écriture qui apprivoise le texte avant d’épouser son contenu tout en laissant libre court à sa forme. Les mots se mettent ainsi en scène, se suivent crescendo et se juxtaposent agilement pour créer tantôt un dialogue tantôt un monologue visuel et émotionnel de l’un à l’autre.
Germaine Le Haut Pas
Juillet 2021